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Echange Pau Göttingen 2010
6 juin 2010

J - 2

Nos éclats de rire, le sérieux et la gravité pince-sans-rire d'Albi, Mathieu et Rémy pour une interprétation mémorable de Ça fait peur de JM Ribes... un souvenir joyeux. Merci à eux.

Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur! On vit dans te danger nuit et jour et personne ne le sait. Alors bien sûr les gens vous croisent et vous disent « Ah tiens bonjour, salut, comment vas-tu, alors en forme ? ». Qu'est-ce que vous voulez que je leur réponde ? ! Je leur dis « Oui ca va, ça va bien, très bien ». Seulement si je leur disais par exemple que mardi en allant au bureau, j'ai lu un petit carton accroché dans le hall: « La concierge est dans l'escalier. » Je jette un œil, elle n'y était pas! Juré ! Ça fait peur, non ? ! Si je leur disais, je les vois d'ici, ils me diraient « Mais enfin écoute, arrête, t'exagères c'est dans ta tête ». Quoi, dans ma tête ! ! Et puis d'abord qu'est-ce qu'elle a ma tête ? Et chaque fois que j'arrive en voiture au carrefour de l'Opéra et que c'est à moi de passer, tac! Le feu passe au rouge ! ! C'est dans ma tête peut-être ? ! À n'importe quelle heure, de jour comme de nuit, dès que ma voiture approche du feu: tac! Rouge! Pourquoi ? ! hein pourquoi ?... Ça fait peur, non ? Si je leur disais, je les vois d’ici, ils me diraient « Mais enfin arrête, arrête un peu tu lis trop! ». Non, justement, je ne lis plus! Voilà ! Plus un mot, plus une ligne, rien du tout! La dernière fois que j'ai ouvert un livre, je m'en souviens très bien, c’était dans le train, je m'en allais à (il prononce très doucement) Shugar en Allemagne. Tiens, c'est comme ça aussi, pourquoi tout le monde dit « Stuttgart »! alors que c'est si simple de dire « Shuuugaar ». [. . . ] Je me souviens donc, je lisais un livre léger, distrayant, un livre de Kafka. Un humoriste tchèque, un homme qui savait rire. J'en étais au bas de la page 73, je me rappelle très précisément de la phrase: « Monsieur Samsa n'avait qu'une envie : mourir. » Passionné je tourne la page, quand c'est drôle on dévore, et là, ma respiration s'arrête net, je n'invente rien: il manque une page! La 74! Tiens rien que d'en parler, ça me serre là. La 74 disparue, comme ça sans explication, le trou béant en plein milieu d'un récit, le précipice où, emporté par l'histoire, j'aurais pu tomber, disparaître... Ça fait peur, non ? Alors que faire? Le dire à la jeune fille qui était assise en face de moi ? Pauvre petite, à son âge, elle se serait affolée. Appeler le contrôleur ? Sifflet ! Cris! Signal d'alarme! Vous imaginez la panique! Deux cents personnes hagardes dans la campagne en train de chercher ma page 74! Non, je ne pouvais pas leur faire ça. Alors, j’ai serré les poings, j’ai continué à lire, souriant comme si de rien n'était, pour que ni les passagers du train ni la petite fille en face de moi ne s'aperçoivent avec effroi que j'enjambais le gouffre qui séparait la page 73 et la page 75. Poverina, tu le découvriras bien assez tôt le monde et son chariot d'horreurs.

 Jean-Michel Ribes. Monologues, bilogues, trilogues ( 1997) Actes Sud-Papiers.

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