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Nos éclats de rire, le sérieux et la gravité pince-sans-rire d'Albi, Mathieu et Rémy pour une interprétation mémorable de Ça fait peur de JM Ribes... un souvenir joyeux. Merci à eux.
Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur! On vit dans te danger nuit et jour et
personne ne le sait. Alors bien sûr les gens vous croisent et vous disent « Ah
tiens bonjour, salut, comment vas-tu, alors en forme ? ». Qu'est-ce que vous
voulez que je leur réponde ? ! Je leur dis « Oui ca va, ça va bien, très bien
». Seulement si je leur disais par exemple que mardi en allant au bureau, j'ai
lu un petit carton accroché dans le hall: « La concierge est dans l'escalier. »
Je jette un œil, elle n'y était pas! Juré ! Ça fait peur, non ? ! Si je leur disais,
je les vois d'ici, ils me diraient « Mais enfin écoute, arrête, t'exagères
c'est dans ta tête ». Quoi, dans ma tête ! ! Et puis d'abord qu'est-ce qu'elle
a ma tête ? Et chaque fois que j'arrive en voiture au carrefour de l'Opéra et
que c'est à moi de passer, tac! Le feu passe au rouge ! ! C'est dans ma tête
peut-être ? ! À n'importe quelle heure, de jour comme de nuit, dès que ma
voiture approche du feu: tac! Rouge! Pourquoi ? ! hein pourquoi ?... Ça fait
peur, non ? Si je leur disais, je les vois d’ici, ils me diraient « Mais enfin arrête, arrête un peu tu lis
trop! ». Non, justement, je ne lis plus! Voilà ! Plus un mot, plus une
ligne, rien du tout! La dernière fois que j'ai ouvert un livre, je m'en souviens
très bien, c’était dans le train, je m'en allais à (il prononce très doucement)
Shugar en Allemagne. Tiens, c'est comme ça aussi, pourquoi tout le monde dit «
Stuttgart »! alors que c'est si simple de dire « Shuuugaar ». [. . . ] Je me
souviens donc, je lisais un livre léger, distrayant, un livre de Kafka. Un
humoriste tchèque, un homme qui savait rire. J'en étais au bas de la page 73,
je me rappelle très précisément de la phrase: « Monsieur Samsa n'avait qu'une
envie : mourir. » Passionné je tourne la page, quand c'est drôle on
dévore, et là, ma respiration s'arrête net, je n'invente rien: il manque une
page! La 74! Tiens rien que d'en parler, ça me serre là. La 74 disparue, comme
ça sans explication, le trou béant en plein milieu d'un récit, le précipice où,
emporté par l'histoire, j'aurais pu tomber, disparaître... Ça fait peur, non ?
Alors que faire? Le dire à la jeune fille qui était assise en face de moi ?
Pauvre petite, à son âge, elle se serait affolée. Appeler le contrôleur ?
Sifflet ! Cris! Signal d'alarme! Vous imaginez la panique! Deux cents
personnes hagardes dans la campagne en train de chercher ma page 74! Non, je ne
pouvais pas leur faire ça. Alors, j’ai serré les poings, j’ai continué à lire,
souriant comme si de rien n'était, pour que ni les passagers du train ni la
petite fille en face de moi ne s'aperçoivent avec effroi que j'enjambais le
gouffre qui séparait la page 73 et la page 75. Poverina, tu le découvriras bien assez tôt le monde et son chariot
d'horreurs.